Peu de chercheurs scientifiques noirs jouissent d’une popularité comparable à celle du Sénégalais Cheikh Anta Diop (1923-1986). C’est pourtant presque seul que cet homme a, toute sa vie, combattu intellectuellement et politiquement pour l’Afrique.
Par Sandro CAPO CHICHI
Les premières années
Cheikh Anta Diop est né le 29 décembre 1923 dans le village de Caytu dans la région de Diourbel au Sénégal. Il est le fils de Massamba Sassoum Diop, mort peu après la naissance de son fils, et de Magatte Diop, morte en 1984, tous d’eux d’ethnie wolof.
Cheikh Anta est le prénom de Cheikh Anta Mbacké, son oncle par alliance et frère de Cheikh Ahmadou Bamba, fondateur de la confrérie mouride au Sénégal. C’est dans ce milieu culturel musulman que grandira le jeune Cheikh Anta Diop. Après avoir passé ses premières années dans une école coranique, il intègre, à Diourbel, l’école française qu’il quitte en 1937 pour entrer au lycée à Dakar, où il accompagne sa mère. Victime de racisme de la part d’un professeur de français, il quitte Dakar pour Saint-Louis où il obtient la première étape de l’équivalent du baccalauréat. Il retourne ensuite à Dakar pour en obtenir, en 1945, la seconde partie dans les domaines de la philosophie et des mathématiques. Cette récompense scolaire dans les domaines conjugués des sciences humaines comme des sciences exactes reflète déjà l’intérêt pluridisciplinaire du jeune homme dans la vie de tous les jours. Il projette la traduction de textes scientifiques et culturels majeurs en wolof, la publication de textes oraux wolof ou de l’histoire du Sénégal. Il imagine même un alphabet pour retranscrire le wolof et toutes les langues africaines. Quand on voit l’importance qu’accordent beaucoup de théories à l’utilisation d’une écriture pour définir une « grande civilisation »…
Le départ en France
En 1946, Cheikh Anta Diop se rend en France, avec pour objectif de devenir ingénieur en aéronautique. Il s’inscrit en classe préparatoire de mathématiques au lycée Henri-IV à Paris, et à la Sorbonne en licence de philosophie. Dès cette même année, il crée le Mouvement Étudiant Africain de Paris. Par manque de temps à travers ces activités, il abandonne le lycée Henri-IV et ne poursuit que sa licence de philosophie qu’il obtient en juin 1948. Dès l’année suivante, il prépare des travaux de thèse sur les thèmes de « L’avenir culturel de la pensée africaine » et « Qu’étaient les Égyptiens prédynastiques » ? En raison de leur pluridisciplinarité ou peut-être de leurs conclusions dérangeantes, il ne peut réunir un jury acceptant de les évaluer. Faute de thèse, ces travaux seront publiés sous la forme de son premier livre Nations nègres et Culture, publié en 1954 par la maison d’éditions Présence Africaine de son ami, l’intellectuel sénégalais Alioune Diop. Aimé Césaire dira de ce livre qu’il est « le plus audacieux qu’un Nègre ait jusqu’ici écrit ».
Cheikh Anta Diop fréquente et côtoie en outre des intellectuels renommés comme Henri Lhote, Gaston Bachelard, Marcel Griaule ou Aimé Césaire. Il rencontre aussi de jeunes étudiants qui deviendront plus tard de grands intellectuels. C’est le cas de l’égyptologue français Jean Yoyotte, avec qui il a des rapports conflictuels, et de Louise-Marie Maes, une Française avec qui il se marie en 1953 et aura quatre enfants. Entre-temps, il obtient, en 1950, des diplômes en chimie appliquée et générale, enseigne physique et chimie dans des lycées et se spécialise en physique et chimie nucléaire. Pendant cette décennie, il voyage dans les musées d’Europe du Nord, peut-être pour mieux maîtriser l’esthétique et la culture européennes, tout en militant avec le Rassemblement Démocratique Africain, dans la perspective d’une indépendance africaine et de la création d’un état fédéral africain.
En janvier 1960, il soutient une autre thèse de doctorat avec pour thèmes « Étude comparée de systèmes politiques et sociaux de l’Europe et de l’Afrique, de l’Antiquité à l’Afrique, de l’Antiquité à la formation des États modernes », et « Domaines du patriarcat et du matriarcat dans l’Antiquité classique », sous la direction d’André Leroi-Gourhan, un préhistorien.
Malgré un fort intérêt du public, le jury lui refuse la plus haute distinction officiellement « pour son indiscipline » et pour la « trop grande étendue de ses recherches ».
Il est possible, toutefois, que le caractère dérangeant des thèses soutenues et le caractère sulfureux des thèses défendues par l’auteur depuis des années sur l’Égypte ancienne soient à l’origine de l’évaluation peu positive de ces travaux de Diop. Pour lui en effet, l’appartenance de l’Égypte ancienne au monde noir africain est une réalité qui n’a jamais fait de doute dans l’Histoire avant l’institutionnalisation de l’infériorité et l’absence d’histoire du Noir africain au XVIIIe siècle par l’intelligentsia européenne de l’époque. Sa thèse est publiée en 1959 et 1960 sous les titres : « l’Afrique noire Précoloniale » et « l’Unité Culturelle de l’Afrique Noire ».
Outre ces thématiques, Cheikh Anta Diop s’intéresse à bien d’autres domaines, d’un point de vue rigoureusement scientifique. L’origine africaine de l’humanité, l’influence de l’Égypte sur le monde occidental, la parenté linguistique et culturelle entre Égypte pharaonique et Afrique noire, le rôle des langues africaines dans l’enracinement des sciences sur le continent, etc. Outre les recherches et la publication, il est également attentif à la vulgarisation de ses travaux auprès de la jeunesse qu’il effectue par le biais de nombreuses conférences. En 1960, il quitte Paris pour le Sénégal avec ses enfants et son épouse, dans l’espoir de faire porter à son travail ses fruits sur le continent africain.
Retour au Sénégal
À son arrivée à Dakar, on lui refuse sa demande d’enseigner la sociologie africaine à l’université. Il n’est intégré que comme professeur assistant à l’Institut Français d’Afrique Noire. Ce statu quo durera jusqu’au départ du président Senghor, en 1980.
En 1961, année de la naissance de son quatrième fils, il est emprisonné durant un mois pendant l’été 1962, après avoir intégré le Bloc de Masses Sénégalaises, un parti d’opposition au pouvoir en place. L’idéologie des deux hommes diverge d’ailleurs en tous points. L’un n’estime pas son pays prêt à la décolonisation, l’autre la souhaite ardemment ; l’un s’exprime en français à travers la Négritude, l’autre ne voit une « Renaissance africaine » possible qu’à travers les langues autochtones et un réenracinement à partir de la civilisation pharaonique ; l’un voit des Européens plus aptes à la raison que les Africains, et l’autre une raison universelle.
Malgré plusieurs tentatives de neutralisation de l’opposition de Diop par Senghor, allant de la dissolution de ses partis, le MDS, du Front National Sénégalais et du Rassemblement National Démocratique, à des propositions d’intégrer son gouvernement en abandonnant ses idées, d’une inculpation et d’une interdiction de quitter le territoire, Cheikh Anta Diop ne se soumettra pas et poursuivra ses recherches et son activisme de manière isolée.
Entre 1963 et 1966, il crée, avec l’appui du Français Théodore Monod, un laboratoire de datation au carbone 14. L’année suivante, il publie Antériorité des Civilisations Nègres : Mythe ou Vérité Historique, qui lui permet de répondre aux critiques de chercheurs européens sur son premier ouvrage.
En 1966, lors du Festival Mondial des Arts Nègres, il est élu, avec l’Américain W.E .B. Du Bois, l’auteur africain qui a exercé le plus d’influence sur le XXe siècle.
En 1969, il rencontre Théophile Obenga, un étudiant congolais, rentré en contact avec lui plusieurs années auparavant et qui deviendra le principal continuateur de son œuvre dans le domaine des sciences humaines. Il écrira la préface de son premier livre en 1973, insistant sur l’importance de constituer une équipe de chercheurs africains pluridisciplinaires.
En 1974, après avoir été contacté par l’Unesco pour contribuer à la rédaction d’une Histoire Générale de l’Afrique en 1970, il participe, avec Obenga, à un colloque, au Caire en Égypte, sur le peuplement de la Vallée du Nil et le déchiffrement de l’écriture méroïtique. À deux, les chercheurs africains défendent de manière bien plus sérieuse et argumentée l’origine négro-africaine de l’Égypte ancienne que leurs nombreux contradicteurs occidentaux, qui, à défaut d’accepter la négritude des Égyptiens anciens, reconnurent la parenté culturelle et linguistique entre Égypte ancienne et Afrique Noire.
Fidèle à sa volonté de vulgarisation de son travail, il voyage en Afrique, en Europe, et en Amérique afin de discuter et de faire connaître son travail à la jeunesse africaine, à lui faire prendre conscience des défis qui l’attendent.
En 1980, Léopold S. Senghor quitte le pouvoir. Cheikh Anta Diop, le militant pour la démocratie, un développement énergétique africain indépendant et pour une armée continentale indépendante, est enfin nommé à la tête du département d’Histoire de l’Université de Dakar. Il y dirigera des thèses et des mémoires, publiant des ouvrages (dont Civilisation ou Barbarie et Parenté génétique de l’égyptien pharaonique et des langues négro-africaines), tout en poursuivant ses nombreuses activités pluridisciplinaires jusqu’à sa mort, en février 1986, d’un malaise cardiaque, dans son sommeil.
C’est à sa mort que l’œuvre colossale de cet homme, qui a scientifiquement replacé l’Afrique noire dans l’Histoire, est véritablement reconnue. Symboliquement, à travers l’Université de Dakar et l’Institut Fondamental d’Afrique Noire qui portent son nom, ainsi qu’une rue d’Atlanta et de nombreuses institutions.
Concrètement, par l’intérêt de la part des masses comme des scientifiques noirs pour son œuvre, dans l’objectif de ce projet qui lui tenait tant à cœur, celui de la Renaissance africaine.
Sources
Cheikh M’Backé Diop (2003), Cheikh Anta Diop, L’homme et l’œuvre, Paris Présence Africaine.
Doue Gnonsea (2003), Cheikh Anta Diop, Théophile Obenga : Combat pour la re-naissance africaine, Paris, L’Harmattan.
-Source: http://nofi.fr/nofipedia/cheikh-anta-diop